Comme souvent, une information mineure a causé une panique morale dans les rangs réactionnaires, qui ont entraîné avec eux nombre de personnes pas méchantes, mais qui auraient pu prendre un peu de recul avant de relayer une polémique sans intérêt. Je veux bien sûr parler de la suppression de passages « offensants » dans les nouvelles éditions de romans d’Agatha Christie.
L’importance d’être constant?
Ainsi, l’éditeur français va supprimer quelques descriptions racistes ou antisémites qui, j’ose l’affirmer, ne manqueront en réalité à personne. Si l’impérialisme britannique et son orientalisme sont probablement des éléments marquants et intégraux de l’œuvre d’Agatha Christie, je ne pense pas que les remarques injurieuses elles-mêmes le soient. Supprimer ou remplacer quelques termes dégradants à l’égard de potentielles lectrices actuelles ne devrait pas soulever l’indignation, à moins de penser que la xénophobie est une qualité essentielle de ces romans.
Si j’avais le choix entre le texte original dont la seule caractéristique identifiable est l’inclusion de quelques préjugés dégradants ou une édition actuelle, plus respectueuse des minorités par l’omission de ces quelques expressions, je prendrai la nouvelle sans hésiter. Ces éléments n’apportent rien aux romans, et ils ne relèvent absolument pas de la vision littéraire de Christie.
It was Agatha all along
Si elle vivait encore aujourd’hui, je ne serais d’ailleurs pas surpris qu’elle ait honte de ces remarques et les révise d’elle-même. Elle n’a pas imaginé Hercule Poirot comme un antisémite convaincu : elle l’a décrit comme un personnage brillant, et a laissé passer ses propres préjugés dans l’écriture de ses aventures. Si j’étais son arrière-petit-fils et ayant-droit, je préférerais honorer sa mémoire en rendant leur lecture accessible à des minorités qui subissent déjà assez au quotidien sans être encore rabaissées à la lecture d’un classique.
Cette mise à jour relève-t-elle de la censure ? Non, puisque l’État n’interdit pas de vendre ou de consulter la version d’origine. Les anciennes éditions des romans de Christie resteront au moins disponibles dans les bibliothèques patrimoniales. Il y a d’ailleurs de très bonnes raisons pour ça : des chercheuses ou étudiantes pourraient vouloir accéder à ces éditions et les comparer aux nouvelles, par exemple, ou les étudier dans leur contexte. Après tout, on conserve bien Mein Kampf dans des bibliothèques académiques pour d’excellentes raisons.
La vraie question : pourquoi si tard ?
Certes, Dix petits nègres (que j’ai beaucoup apprécié en début d’adolescence) a été renommé Ils étaient dix. Avez-vous déjà entendu la comptine dont sont extraits ces titres ? Je gage que non, puisqu’elle n’existe en français que dans ce roman. On repassera pour sa signification culturelle. Sa première édition américaine s’intitulait déjà And then there were none en 1940, contrairement à l’édition britannique Ten little niggers de 1939. À l’inverse, une réédition paperback l’avait renommé Ten little Indians, à croire que le souvenir du génocide passait mieux que celui de l’esclavage. Enfin, l’édition anglaise a définitivement changé de titre en 1985 et la comptine y parle maintenant de dix petits soldats.
Les textes originaux d’Agatha Christie ont des défauts évidents que les ayant-droits ont décidé de corriger dans leur exploitation commerciale au quotidien. Je ne pense pas que des collégiennes perdent quelque chose à leur lecture qu’une enseignante ne puisse contextualiser en disant en préambule « cet ouvrage a été écrit au XXe siècle et quelques passages dégradants à l’égard de minorités ont été édités ou supprimés dans les versions récentes », mention qui apparaîtra peut-être même dans l’ouvrage lui-même.
Les bibliothécaires de lecture publique devraient se réjouir de cette mise à jour qui rend des titres fascinants recommandables à tous leurs publics. Si vraiment quelques remarques et descriptions racistes sont le sel qui manque à votre lecture d’Agatha Christie, vous y aurez toujours accès en patrimoniale, comme dit plus haut – mais j’avoue que si c’est le combat que vous choisissez après avoir pris le temps d’y réfléchir, je me permettrai de vous juger.
Postface du 27.04.2023
Les quelques commentaires négatifs reçus par rapport à ce texte sur LinkedIn m’ont fait réaliser que les oppositions aux changements apportés sont d’ordre quasi-religieux. Pour de nombreuses personnes, le Texte de l’Autrice est Sacré et ne peut être modifié. C’est évidemment idiot. Une fiction peut tout à fait être révisée par l’autrice, puis ses ayant-droits, ou plus tard par n’importe qui lorsqu’il tombe (bien trop tard à mon avis) dans le domaine public.
Évidemment, il faut alors ajouter une note expliquant les changements en préface, mais ça ne rend pas l’œuvre intouchable pour autant qu’on ait de bonnes raisons. Comme indiqué plus haut, les modifications apportées sont ici raisonnables, et elles ne changent pas le fond du propos, isolant uniquement des remarques dégradantes sans intérêt pour l’intrigue.
Des modifications qui transformeraient radicalement l’intention de l’autrice seraient plus problématiques. En France comme en Suisse, les droits moraux de l’autrice (puis de ses ayant-droits) incluent le droit de s’opposer à toute modification de l’œuvre « qui léserait sa personnalité » (en Suisse) ou « susceptible de dénaturer son oeuvre » (en France). Des modifications mineures comme celles présentées ici n’entrent pas dans ces catégories – et pour le coup, elles sont même apportées selon les vœux des ayant-droits.
Concernant les oeuvres de nature politique ou ayant valeur de source primaire, je vous renvoie à mon précédent billet sur Mein Kampf. Dans ce cas, il est évident qu’il est nécessaire de commenter au lieu d’éditer, puisque justement l’intention est d’analyser les positions d’un personnage historique.
Illustration de couverture : des couvertures d’anciennes éditions américaines et britanniques d’Ils étaient dix.
Pendant ce temps, Twitter poursuit sa descente aux enfers sous l’égide d’un sympathisant assumé de l’extrême droite, mais vous ne m’avez toujours pas rejoint sur Mastodon ?
Féminin neutre, comme d’habitude.
Et bien sûr:
« Je ne pense pas que des collégiennes perdent quelque chose à leur lecture qu’une enseignante ne puisse contextualiser en disant en préambule […] », pourquoi spécifiquement le féminin a ce moment du texte?
J’utilise toujours le féminin neutre pour des groupes d’individus (sauf les éditeurs). Ta remarque m’a fait corriger un « lecteurs » en « lectrices » en début d’article.
Entièrement d’accord. En ce qui me concerne les commentaires insultants sont déplaisants pour tous les lecteurs et non pas seulement pour les personnes directement concernées. En lisant “Comen and tell me how you live” je me suis sentie gênée par quelques paragraphes dénigrants sur ses employés demaison locaux, qui étaient qui plus est en totale contradiction avec la considération sincère qu’elle démontrait pour les personnes irakiennes ou syriennes qu’elle connaissait de plus près. Je ne pense pas que ces préjugés correspondaient à son caractère profond.