Je ne vous ai toujours pas parlé de mon travail de master. La raison en est simple: sa rédaction a été éprouvante, ses réponses insatisfaisantes, et son rendu bâclé. Ce billet a pour but de revenir sur des problèmes inattendus auxquels cela m’a confronté. Attention, on parle toujours d’argent, ce billet sera déprimant pour celles qui comme moi travaillent en bibliothèque académique, il balance un peu sur tout le monde, et il n’engage évidemment pas mon employeur ni mes collègues.1
« It was the best of times, it was the worst of times, it was the age of wisdom, it was the age of foolishness, it was the epoch of belief, it was the epoch of incredulity, it was the season of Light, it was the season of Darkness, it was the spring of hope, it was the winter of despair, we had everything before us, we had nothing before us, we were all going direct to Heaven, we were all going direct the other way—in short, the period was so far like the present period, that some of its noisiest authorities insisted on its being received, for good or for evil, in the superlative degree of comparison only. »
– Charles Dickens, A Tale of Two Cities, 1859
Une question, une impasse ?
Ma question de recherche portait sur un volet économique du système de publication académique, comme je l’ai déjà expliqué dans un billet précédent. J’avais sélectionné pour l’étudier des participantes2 se situant dans deux mondes différents : celui de la recherche, et celui de l’administration ou soutien à la recherche. Dans les deux cas, j’avais choisi des expertes ou au moins des personnes investies dans le débat public ou la pratique de la publication open access, espérant ainsi que les enjeux principaux du problème soient compris, et j’espérais pouvoir comparer leurs critiques.
Du côté de l’administration et du soutien de la recherche (responsables open science, cOAlition S, bibliothécaires), c’était en effet le cas. Sans surprise, la plupart d’entre elles étaient moins radicales et utopistes que moi, mais les conversations ont toujours été pertinentes sur le fond et nous pouvions parler une langue commune. Je n’ai malheureusement pas pu parler avec une représentante du FNS, mais j’ose croire qu’on aurait également eu une conversation informée malgré nos divergences nettes d’opinions.
En revanche, imaginez ma surprise, en entretien et durant l’analyse de ceux-ci, en constatant que malgré un échantillonnage très ciblé, les chercheuses interrogées ne s’intéressaient globalement pas aux questions de financement de l’open access (« c’est juste une question comptable »). Avec le recul, j’en ai tiré l’impression étrange qu’elles (à une ou deux exceptions près) ne comprennent toujours pas que l’argent et les budgets ne sont pas des valeurs extérieures, mais qu’ils orientent l’action des actrices. J’en comprends la raison : chercheuse, c’est déjà un job à plus que plein-temps, et il est normal d’avoir d’autres préoccupations. Mon choix de groupes d’intérêt ou de question était donc mauvais.
En imaginant parfois « de l’argent magique » (le développement d’un système durable en parallèle sans renoncer à financer le système commercial existant), voire en démontrant un désintérêt complet pour la question, les chercheuses concernées m’ont toutefois confronté au fait que non seulement l’action collective faisait défaut, mais qu’une solution ne semble simplement pas pouvoir venir des chercheuses elles-mêmes, qui restent inconscientes du problème (à quelques exceptions militantes près) – un « Don’t look up » qui n’est décidément pas de bon augure. Mes biais personnels (suivre des chercheuses militantes mais minoritaires sur les réseaux sociaux et lire leurs publications sur le sujet) m’avaient apparemment donné une idée largement faussée de l’avancée du mouvement.
Que fait le FNS?
Pire, au cours d’autres discussions l’année suivante, j’ai pu entendre une chercheuse senior (donc sans risque lié à sa carrière et qui pourrait faire des choix éthiques concernant ses publications) affirmer que non seulement le modèle du journal n’avait pas d’importance à ses yeux, mais qu’elle était prête à volontairement ignorer les obligations fixées par le FNS lors du choix d’un lieu de publication. De son côté, une autre professionnelle du soutien à la recherche m’a clairement indiqué qu’en pratique un simple e-mail à l’éditeur avait pour le FNS valeur de respect du mandat OA, même si dans les faits l’article restait derrière un paywall.
Un État ou une organisation peut proclamer l’importance d’une chose, mais seule l’attribution budgétaire permet de mesurer le poids qu’elle a vraiment. J’ai finalement réalisé à quel point la politique open science de l’agence est vide de sens plus tard, quand une représentante du FNS a jugé « radicale » devant une assemblée l’idée qu’on puisse exclure temporairement de futurs financements quelqu’un qui n’avait pas respecté son contrat avec l’agence. Voilà ce qui cause ce que j’ai décrit dans le paragraphe précédent – l’illustration de l’absolue inutilité d’une règle sans conséquence.
Faites des économies : supprimez nos postes et ceux du FNS, nous nous agitons visiblement dans le vide. Quand Richard Poynder pointe l’échec du mouvement open access, qui a su obtenir une défaite à l’arraché malgré une victoire annoncée3, et qu’il prononce son décès en soulignant sa désorganisation4, je ne peux que reconnaître que c’est le cas à ce jour, malgré des chiffres en trompe-l’oeil : oui, l’open access progresse même chez nous, mais sans remettre en cause la domination des grands éditeurs, bien au contraire. A l’heure où l’OA Diamant devient une priorité pour les agences de financement, je m’inquiète même de la survie d’une revue établie mais en mal de popularité pour des raisons, justement, financières.
Abandonner ou lutter ?
Mais voilà, je suis idéaliste, et je préfère écouter Pooley quand il parle de la nécessité de penser l’utopie5 de l’open access plutôt que de se focaliser sur ses échecs. Quelle est vraiment la marque de l’ambition – vouloir publier dans le journal le plus populaire, ou chercher à faire partie du changement de système, même à la marge ?
J’y vois le même dilemme et les mêmes mauvaises réponses que celles des personnalités et institutions qui ont choisi de rester sur TwiX alors que des alternatives existaient, qu’elles poursuivent leur développement (Bluesky en particulier, si vous faites encore confiance à la Silicon Valley), et que la machine à désinformer de Melon Husk sombre au mains de l’extrême droite décomplexée. Là encore, certaines savent en tirer les conséquences, quand d’autres succombent au conservatisme et à la loi du grand nombre6.
Au moment de rêver, donc, j’imagine les grandes universités préparer un accord contraignant qui n’entrerait en vigueur qu’après son adoption par un grand nombre d’entre elles. C’est la stratégie adoptée par certains États américains pour tenter de mettre à bas le système de collège électoral pour l’élection présidentielle. Elle n’a pas encore abouti, mais sa forme reste intéressante. Si le nœud du problème pour les universités est vraiment la concurrence, le fait de toutes s’aligner sur les mêmes principes éliminerait celui-ci. Promouvoir alors les bonnes publications non-profit et les chercheuses contribuant à la science ouverte montrerait la voie aux autres plus sûrement que la signature de DORA ou CoARA. Mais qui ferait respecter un accord contraignant ? Mystère, donc on peut oublier cette idée.
De leur côté, le FNS et les autres agences de financement n’auraient qu’à lever le petit doigt et mettre en place les sanctions minimales décrites plus haut pour faire rentrer chercheuses et universités dans le rang. Le problème de l’agence est exclusivement un choix politique – nous avons assez de chercheuses méritantes ou en devenir pour qu’elle ne reste pas avec des budgets inutilisés sur les bras. A l’inverse, sans carotte ni bâton, les chercheuses poursuivront leurs pratiques dysfonctionnelles pour le système entier parce que c’est toujours une question d’incentive. Refuser de les mettre en oeuvre, c’est abandonner les idéaux professés. C’est donc là que réside une réelle opportunité, mais il faut oser la saisir.
Et nous et nous et nous ?
Si je me permets de critiquer l'(in)action d’autres groupes dans cet article, il ne faut pas que je néglige l’éléphant dans la pièce : les bibliothécaires et leurs responsables ont aussi un rôle dans cette histoire. Deux de mes participantes l’ont relevé, l’une (bibliothécaire) en estimant que les bibliothécaires couraient un risque d’obsolescence en cas de changement de modèle de publication, ce qui décourage le soutien à la transition de notre côté, et l’autre (responsable open science) blâmant plus directement les directions des bibliothèques qui voudraient ainsi conserver la source de leur maigre pouvoir – les budget d’acquisitions, qu’ils soient fonds OA ou abonnements – expliquant ainsi la mollesse des négociations d’accords read & publish.
Si la mutation des profils de bibliothécaires n’est pas nouvelle et ne m’inquiète pas plus que cela (le renouvellement des compétences, l’évolution des formations, et plus spécifiquement mon travail quotidien l’attestent), je ne sais que penser du second point. Sommes-nous les maillons faibles ? Notre passivité et notre conservatisme, notre peur de froisser et de faire oeuvre de destruction créatrice, sont-elles le résultat d’un calcul rationnel teinté de cynisme ?
Je crains malheureusement que ce soit au contraire en freinant l’adaptation de nos métiers et la transformation du système que nous nous mettions en danger. Bientôt, à force d’intégration verticale7, les grands éditeurs n’auront plus besoin de nous. Un changement aura lieu, que nous en faisions partie ou pas, et pour tout vous dire, je préférerais que ce soit en faveur de la recherche qu’en celle des actionnaires de quelques multinationales.
- Mes excuses à Charles Dickens pour le titre de ce billet qui le trahit, mais il ne m’en voudra pas. Après tout, il est mort depuis trop longtemps pour être rancunier. Et du coup, l’illustration est de HK Browne (1859), donc dans le domaine public. ↩︎
- Oui, j’utilise toujours le féminin neutre comme alternative au langage épicène. Les lectrices habituées n’en seront pas surprises, et les autres éviteront de m’en faire le procès d’intention habituel. Non, ma masculinité ne prend pas les autres de haut, je suis une bibliothécaire comme les autres, et c’est un exercice amusant. ↩︎
- Poynder, R. (2019). Open access: Could defeat be snatched from the jaws of victory? Copyright, Fair Use, Scholarly Communication, Etc. https://digitalcommons.unl.edu/scholcom/131 ↩︎
- Anderson, R., & Poynder, R. (2023, December 7). Where did the open access movement go wrong? An interview with Richard Poynder. The Scholarly Kitchen. https://scholarlykitchen.sspnet.org/2023/12/07/where-did-the-open-access-movement-go-wrong-an-interview-with-richard-poynder/ ↩︎
- Pooley, J. (2024). Before progress: On the power of utopian thinking for open access publishing. Culture Machine, 23. https://culturemachine.net/vol-23-publishing-after-progress/jeff-pooley-before-progress/ ↩︎
- A l’heure où j’écris ces lignes, deux ans après la prise de contrôle de TwiX par le pire des trolls, une grosse migration semble enfin se faire en direction de Bluesky. Vous m’y trouverez, bien que je préfère toujours Mastodon. Mais reste la question : qu’ont attendu tous ces gens pendant deux ans ? ↩︎
- Chen, G., Posada, A., & Chan, L. (2019). Vertical integration in academic publishing: Implications for knowledge inequality. In P. Mounier (Ed.), Connecting the Knowledge Commons—From Projects to Sustainable Infrastructure: The 22nd International Conference on Electronic Publishing – Revised Selected Papers. OpenEdition Press. https://doi.org/10.4000/books.oep.9068 ↩︎