La récente prise de position de la commission Éthique professionnelle1 de Bibliosuisse concernant la neutralité des bibliothèques m’a rappelé l’existence de précédents documents du même type, et j’ai eu l’envie de les commenter en tant que professionnel et citoyen. Avant de commencer, je précise que la commission fait globalement du très bon travail, mais que certains détails suscitent chez moi des questions sincères, voire des grincements de dents sérieux.
« Jusqu’ici, tout va bien… »
En 2020, en pleine crise liée aux premières vagues de COVID-19, j’avais publié un de mes billets les plus populaires, qui concernait principalement le devoir de fiabilité des informations scientifiques et médicales en bibliothèque2. En 2022, la commission Éthique professionnelle a également publié un avis sur ce sujet de la fiabilité des informations3, évidemment plus mesuré et construit, et il méritait l’attention de nos collègues.
Faisons court : je n’ai rien à redire à ce document, qui contextualise bien les problèmes et contradictions de notre devoir d’information et de fiabilité, tout en relevant que nous ne pouvons pas être expertes en tout et que nous devons donc juger à partir de la qualité des sources et l’expertise des autrices.
Les bibliothécaires n’ont pas à décider si une information est juste ou fausse, sur la base de leur propre vision des choses et de leurs connaissances personnelles. Mais elles et ils doivent garantir sa fiabilité, à savoir s’assurer que le processus d’élaboration de toute information mise à disposition soit sérieux et contrôlé.
En revanche, je relève un optimisme amusant dans plusieurs passages, comme quand le texte soulève notre rôle dans la formation du public au repérage des infox COVID, alors que je pourrais citer des professionnelles ayant tourné full-complotiste pour l’une et pseudo-médecine pour l’autre. Bref, ce n’est pas le sujet.
« Mais l’important, c’est pas la chute… »
Dans la prise de position sur la neutralité en bibliothèque4, on ne trouve pas non plus les erreurs logiques grossières que je craignais quand j’en ai très récemment entendu parler. Un peu comme la précédente, elle appelle à s’appuyer sur « l’expertise de tiers » et « une nécessaire pondération entre le principe de la liberté d’accès à l’information et celui de la qualité de l’information ». Évidemment, la manière dont on « pondère » reste à débattre, mais il est entendu qu’on n’ajoute pas n’importe quoi dans la collection au prétexte que quelque chose a du succès ou passe à la TV. Le dernier bloc de la prise de position est à mon avis plus intéressant à discuter :
Dans tous les cas, [la bibliothécaire] doit avoir en tête et défendre les principes suivants :
– Un fait et une opinion ne sont pas équivalents ;
– Les disciplines scientifiques et les théories alternatives ne relèvent pas du même ordre de discours, leurs conclusions ne sont pas tirées en s’appuyant sur la même méthode et leurs résultats ne sont pas testés selon les mêmes critères de validité ;
– Toute opinion a le droit d’être exprimée, dans la mesure où elle ne nuit pas gravement à autrui (ce qui est déterminé par le cadre légal et/ou éthique : incitation à la haine, mise en danger de la santé et/ou de la vie d’autrui, abus de confiance, escroquerie, etc.) ;
– Les institutions qui choisissent, pour des raisons professionnelles, de diffuser une opinion doivent permettre aux usager·ère·s de l’identifier en tant qu’une opinion parmi d’autres.
– Les usager·ère·s adultes sont autonomes et capables d’esprit critique ; les professionnel·le·s peuvent les accompagner si cela est souhaité de leur part.
- Rien à dire sur les deux premiers principes, que je rejoins totalement.
- Pour le troisième, j’ai un problème avec le terme « gravement ». Des textes et films XYZ-phobes qui ne mettent personne « en danger » et ne sont pas illégaux sont-ils acceptables ou pas ? Comment juger du degré de XYZ-phobie d’une oeuvre ou d’un événement-conférence, entre procès d’intention et vrai problème ? À chaque institution de déterminer des limites éthiques pertinentes ? Peut-on vraiment chiffrer quelque chose de fondamentalement qualitatif ?
- Pour le quatrième, je ne sais pas ce que cela vise. Ouvrages politiques, peut-être ? Ce point a l’air formulé de manière si vague qu’il pourrait devenir inutile ou contre-productif. J’imagine qu’il a été l’objet de discussions acharnées avant que la montagne accouche d’une souris, tant je vois mal une bibliothèque appliquer un autocollant « juste une opinion parmi d’autres » sur un livre sélectionné.
- Quant au dernier point, pardonnez-moi, chères collègues, mais… le monde qui nous entoure prouve que cette affirmation est fausse. Les gens (moi le premier) sont incultes, idiots, biaisés, et la population manque globalement d’esprit critique. Cela dit, même si cette affirmation relève pour moi de la fiction, j’admets volontiers que c’est une fiction utile et nécessaire pour vivre en société dans un système démocratique (préservez-nous des despotes éclairés et de leurs bonnes intentions, et même des miennes).
Bref, même si je n’aurais jamais écrit une phrase pareille, je comprends l’utilité de son inclusion et je trouve cette prise de position globalement bonne, d’autant que l’écriture d’un tel texte en comité nécessite forcément des compromis. Mais pour le suivant…
« C’est l’atterrissage. »5
C’est la prise de position de 2023 sur la « Littérature de fiction et réalité historique »6 qui me pose le plus problème. Je ne peux pas m’exprimer sur ce à quoi cette prise de position répond, puisque c’était apparemment un cas spécifique dans une bibliothèque suisse alémanique, dont je ne sais rien. Avant d’interroger brièvement Michel G., expert s’il en est un, j’imaginais qu’elle répondait à une panique morale dont je ne me rappelle pas aujourd’hui7, mais il semblerait que ce soit peut-être l’inverse, soit une plainte de lectrice demandant que des ouvrages soient retirés ?
Quoi qu’il en soit, ce document commet une erreur très claire : utiliser un terme orienté et militarisé par les réactionnaires à la place d’une expression plus objective (ou… neutre), ce qui trahit un véritable problème d’appréhension de la situation et du discours politique contemporain. Je cite :
La « Cancel Culture » est une pratique controversée, apparue depuis une dizaine d’années, qui consiste à critiquer publiquement, voire appeler au boycott des personnes dont les opinions ou les actions sont ou ont pu être considérées comme inappropriées. Le but est de demander des comptes sur leur comportement et parfois d’empêcher leurs idées d’être légitimées par la société.
Vous voyez où je veux en venir ? Le terme « cancel culture » est un terme péjoratif voire moqueur, à deux doigts de « wokisme » et bien au-delà de « politiquement correct ». C’est une accusation, pas une description. Je rirais au nez8 de quelqu’un proposant l’achat d’un pamphlet quelconque sur ce sujet dans notre bibliothèque de sciences sociales9. Si un peu plus loin dans le paragraphe il est fait mention de « demander des comptes sur leur comportement », rien dans cette description ne laisse entendre que c’est une réaction communautaire naturelle et raisonnable à un problème.
On estime qu’un numéro spécial des Inrocks à la gloire d’un meurtrier est dégueulasse, et on le fait savoir ? « Cancel culture ». On relève la pédophilie10 d’un Grand Auteur qui s’étale à ce sujet dans ses mémoires et romans, et on la lui reproche, signalant que sa place n’est peut-être pas à Apostrophes mais en prison ? « Cancel culture ». « #MeToo » révèle les abus de célébrités diverses, ce qui leur fait perdre de la popularité ? « Cancel culture. » Fondamentalement, ce que certains appellent « cancel culture », c’est en réalité un appel à la honte et au repentir sincère après un acte estimé fautif, et les conséquences sociales qui suivent quand ces deux éléments ne sont pas présents.
Et dans la phrase suivante, la chute de la blague :
Dans ce contexte, les professionnel·le·s de l’information se doivent, une fois encore, d’exercer leur profession en faisant preuve d’une neutralité et d’une impartialité totales.
Oof. Les mots « neutralité [et] impartialité totales » dans ce passage me paraissent difficile à concilier avec la prise de position sur la neutralité publiée deux années plus tard et évoquée plus haut11. L’apologie de la pédophilie ou l’exaltation d’un meurtrier non-repenti sous l’angle du poète maudit sont-ils des sujets sur lesquels on doit être « neutre » ? Je ne dis pas qu’on ne doit pas avoir de CD de Bertrand Cantat12, mais est-il de notre devoir de proposer le récit de la nostalgie de Matzneff ou Foucault pour leurs partenaires trop jeunes pour consentir légalement à des relations sexuelles ? C’est une vraie question, pour laquelle toutes les réponses polies et argumentées sont recevables13.
Bref, cette prise de position part probablement d’un point de vue pertinent sur ce que je suppose être une demande de retrait d’une fiction ahistorique (qui ne doit effectivement pas être effectué sans bonne raison)14, mais elle dérape dans sa qualification maladroite de pratiques sociales normales (tenue de responsabilité et application de conséquences) qui sont traitées sous l’angle d’une formule absolutiste, comme un excès sans mesure ni nuance15. Je pense qu’elle mériterait une révision qui, sans en changer le fond (on peut être en désaccord cordial là-dessus), éviterait au moins d’adopter le vocabulaire et donc le paradigme des réactionnaires, qui est loin d’être neutre.
Et du coup Ordoncques ?
Nous avons de la chance d’avoir une commission éthique qui a élaboré un code intéressant et qui offre des applications de celui-ci à des cas parfois polémiques ou complexes. Si je ne suis pas forcément d’accord avec elle sur certains points, ces divergences relèvent pour la plupart de désaccords raisonnables entre consœurs et de calculs légitimes qui méritent discussion.
Ce que je retiens de ces documents, c’est que pour être considérés comme des professionnelles, nous devons nous intéresser aux problèmes politiques et avoir une réflexion critique sur nos activités. Comme le rappelle le fameux billet de Christian Lauersen16, des années avant les purges récentes de Trump à l’IMLS et à la Bibliothèque du Congrès, il y a des contenus, des idées, et des positions incompatibles avec notre rôle dans la société, auxquelles nous ne devons pas donner malgré nous de la légitimité, et nous ne pourrons prendre de bonnes décisions qu’en gardant cela à l’esprit.
L’idéal des bibliothèques, c’est le partage du savoir et pas sa fermeture, c’est la liberté d’être et pas celle de discriminer, c’est l’information et pas la désinformation. Sur ces points, nous ne pouvons pas être neutres, et je suis heureux que nombre d’entre nous aient une conception un peu plus riche du terme « neutralité » que « ne prendre position sur rien ».17
- J’ai des doutes sur la capitalisation. Comme c’est une commission (nom commun) qui s’appelle « Éthique professionnelle », ça me paraît le plus approprié, mais j’en ai trouvé différentes formes. ↩︎
- La situation ayant passablement changé, j’ai prévu de le mettre à jour… un jour. D’ailleurs, au cas où vous vous poseriez la question, après la rédaction de ce billet, j’avais insisté en 2020 sur la nécessité d’ajouter la fiabilité des informations au code de déontologie de Bibliosuisse, sur l’exemple français, et je suis heureux que cela ait été fait. ↩︎
- COMMISSION ÉTHIQUE PROFESSIONNELLE, 2022. Prise de position de la commission Éthique professionnelle concernant la responsabilité des professionnel·le·s en matière de qualité et fiabilité des informations – mises à disposition de leurs publics. Août 2022. Bibliosuisse. ↩︎
- COMMISSION ÉTHIQUE PROFESSIONNELLE, 2025. Prise de position relative au concept de « neutralité » du/de la bibliothécaire. Mars 2025. Bibliosuisse. ↩︎
- Vous aurez peut-être reconnu dans ces intertitres une bande-annonce de La Haine, le film de Matthieu Kassovitz (que j’avoue n’avoir toujours pas vu, honte à moi). Tiens, d’ailleurs il n’a pas été « cancelled », lui ? ↩︎
- COMMISSION ÉTHIQUE PROFESSIONNELLE, 2023. Prise de position de la commission Éthique professionnelle : Littérature de fiction et réalité historique. Juillet 2023. Bibliosuisse. ↩︎
- Elle prend d’ailleurs un peu le contre-pied de mon billet sur la révision des oeuvres d’Agatha Christie, avec l’ironie du fait que ce sont justement les « anti-wokisme » qui voulaient interdire cette révision décidée par les ayant-droits, allant jusqu’à proposer d’interdire par la loi tout changement à une oeuvre après la mort de son autrice. ↩︎
- Non, pas vraiment, je resterais poli et professionnel, mais je refuserais probablement après m’en être référé à ma collègue sélectionneuse. ↩︎
- Pour lire un ouvrage pertinent sur les paniques morales et le « wokisme », vous pouvez consulter MAHOUDEAU, Margot, 2022. La panique woke: anatomie d’une offensive réactionnaire. Paris : Textuel. Petite encyclopédie critique. ISBN 978-2-84597-900-0.
Disponible dans d’excellentes bibliothèques, cet ouvrage d’une politiste française porte malheureusement encore en couverture son ancien prénom ou « deadname », mais je découvre pour l’occasion que les index auteurs de nos bibliothèques sont, eux, à jour. Merci aux collègues qui s’en sont assuré. ↩︎ - Si vous tenez à corriger ça en « éphébophilie », vous aurez peut-être techniquement raison, mais vous serez fondamentalement hors-sujet. ↩︎
- Oui, je les traite dans le désordre, mais je suis chez moi et vous comprendrez aisément pourquoi dans ce cas précis. ↩︎
- Enfin si, peut-être, mais avant tout parce que le format est obsolète et qu’ils ne sont pas tous bons. J’aurais pu mentionner Diddy ou Drake, mais il se trouve que contrairement à la leur, j’apprécie une grande partie de l’oeuvre de Cantat et que j’essaie de me mettre « de l’autre côté » sur cette question. Je veux bien essayer de séparer l’oeuvre de l’artiste, mais je ne sais toujours pas comment séparer l’oeuvre de son porte-monnaie, si ce n’est par le piratage et le boycott de ses concerts. ↩︎
- Mais non, ce n’est pas du « tone policing » par anticipation. Encore une fois, vous êtes juste chez moi, pas en manif’. ↩︎
- Encore une fois, je ne sais pas quelle affaire a causé cette prise de position. Si ça se trouve, c’est une histoire de livre parlant du « bon vieux temps » de l’occupation ou de l’esclavage. Le contexte, toujours le contexte. ↩︎
- Je ne crois pas que qui que ce soit ait été « cancelled » pour avoir mis de l’ananas sur sa pizza, et nombre de personnes « cancelled » pour des faits sérieux, voire condamnées, s’étalent toujours largement dans les magazines et les émissions télévisées, comme dans des strips de Marc Dubuisson. ↩︎
- LAUERSEN, Christian, 2019. My library will be anti-fascist or it will be bullshit. The Library Lab. 1 mars 2019. ↩︎
- Pour un angle plus frontal sur le dévoiement du concept de neutralité (qui n’est pas en soi stupide, mais qui est trop souvent érigé en totem avec stupidité), on écoutera évidemment les critiques des Deux Connards dans un Bibliobus. Même dans le monde merveilleux des bibliothèques, les barricades n’ont que deux côtés. ↩︎