Un récent travail de bachelor HEG-IS de Justine Chammartin sur les jeux de toutes sortes en bibliothèque académique me motive à faire enfin une mise à jour, plus de 7 ans après mon premier billet sur la question des jeux de plateau à la bibliothèque de l’IHEID. C’était d’ailleurs mon premier billet tout court. Comme j’ai besoin de repos, c’est aussi l’occasion d’aborder un sujet moins polémique que ceux de mes précédents articles (même si bon, vous me connaissez).
État des lieux
Où en est la collection de jeux de la Bibliothèque Kathryn and Shelby Cullom Davis aujourd’hui ? Eh bien, elle a grandi, et pas qu’un peu.
Vous pouvez consulter la liste des titres disponibles sur BoardGameGeek (BGG). Cinquante-neuf jeux tout de même, dont deux qui doivent encore nous être livrés, mais encore aussi un de plus qui n’apparaît pas sur la page (un « serious game » pas référencé) – disons donc 60 tout rond parce que c’est plus joli ainsi. Comme nous sommes près de fêter les 10 ans de la collection (début d’année 2014, de mémoire), ça fait une moyenne d’un jeu acquis tous les deux mois.
Les critères d’acquisition n’ont pas trop évolué : je cherche toujours à acquérir des titres en lien au moins distant avec nos sujets d’étude (histoire, économie, sociologie, politique, droit, le tout sous un angle international), mais en restant flexible, et avec plus d’attention aux thématiques sensibles. Enfin, j’ai veillé à ajouter des jeux plus faciles d’accès pour compenser mes biais de gros joueur.
Des jeux un peu alternatifs comme Stonewall Uprising et Bloc by Bloc ont été commandés. J’attends aussi la réimpression de la nouvelle version de Puerto Rico pour remplacer l’ancienne, évacuant ainsi les problèmes que l’on sait par rapport à l’invisibilisation active de l’esclavage et du génocide amérindien tout en conservant ses qualités techniques. Les autres sources ont aussi pris un peu de place : une dizaine de dons, et quelques propositions d’achat (notamment un Scrabble).
En pratique
On peut dire que la collection est un succès. Quelques jeux de plateau se retrouvent d’ailleurs en très bonne place dans nos nos statistiques de prêt depuis le passage à Alma – Catan et Ticket to Ride évidemment, mais Secret Hitler, Dixit, 7 Wonders, Risk et… Pandemic ont également un succès qui se poursuit. Voici donc la liste des quinze titres les plus populaires en 2021 et 2022 (je n’ai pas de chiffres plus récents, mais je pense qu’ils sont encore croissants) :

J’ai aussi produit une plaquette de présentation de notre collection, basée sur les statistiques de BGG, afin de permettre à mes collègues de conseiller des jeux sans s’y connaître personnellement, ou aux joueuses de découvrir des titres qu’elles n’auraient pas osé emprunter. En un coup d’œil, on peut choisir un jeu en fonction de son nombre de joueuses idéal, sa durée, et sa complexité estimée, mais aussi voir s’il semble bien noté.
J’ai aussi généré ce graphique intéressant de nos jeux d’après les données exportées de BGG qui semble montrer une corrélation entre « complexité » et note d’un jeu sur BGG. Je ne me risquerai pas à dire si ça indique que la complexité du jeu permet de l’enrichir ou si ça dénote un biais du site en faveur des gros jeux et des nouveautés (en fait si, les trois sont vrais), mais les « outliers » sont assez amusants à remarquer (Risk, les Dames, et Through the Ages).
Des « bons » jeux – un biais ?
Mais parlons du sujet qui fâche : une très bonne remarque faite dans le travail de Justine Chammartin dans son paragraphe 5.3.2.1 est « le biais de sélection que peut avoir la personne gérant une collection de jeux, si elle est elle-même passionnée par les jeux dans son temps libre », réflexion née du passage de l’autrice dans nos murs. Je la rejoins tout à fait sur ce point, alors qu’il venait probablement en réaction à des termes que j’ai moi-même utilisés (je n’hésite pas à qualifier des jeux de « bon » et « mauvais »).
En effet, à la sélection une spécialiste ne doit pas se baser sur ses propres goûts. Pour ma part, j’aime les « gros jeux » et les « jeux chiants allemands », mais un de mes points d’attention est justement d’offrir des expériences plus légères, plus courtes, voire des jeux que je n’aime tout simplement pas comme 7 Wonders Duels ou The Resistance. Les notes de BoardGameGeek ont également des biais, de geeks justement (pas de féminin neutre ici, on sait exactement de qui je parle). BGG favorise par exemple les gros jeux et des boîtes lourdes remplies de beau matériel et/ou de figurines, ce que je prends en compte quand je l’utilise pour repérer de nouveaux titres. Mais évidemment, des biais persistent, même quand on essaie de les minimiser.
En revanche, je pense que la position défendue par une autre participante affirmant dans le travail « il n’y a pas de bon ou de mauvais jeu » est aussi vraie culturellement qu’elle est fausse en pratique. Il y a des jeux dont la pénibilité (règles mal conçues pour un jeu de plateau ou bugs excessifs dans un jeu vidéo par exemple) les rend objectivement non-recommandables, car cela mènerait uniquement à des déceptions côté public. Une mauvaise note dans BGG ou MetaCritic peut être un indice de ce genre de cas – quand le jeu ne subit pas une campagne de dénigrement pour une autre raison, ce qui arrive malheureusement à des titres progressistes par exemple – il faut donc se tenir informée.
Au-delà de ces cas spécifiques, on pourra évidemment être plus inclusive avec un budget plus généreux que quand on ne peut acheter que quatre ou cinq titres comme lors de notre toute première commande. Je revendique d’avoir fait des choix relativement exigeants pour celle-ci parce que je ne pouvais en aucun cas satisfaire tout le monde – une forme de recommandation de la bibliothécaire avait donc du sens. Comme indiqué dans le travail, ce n’est aujourd’hui plus pertinent et j’en suis très heureux. Je pense que les propositions d’achat, par exemple, sont une bonne manière de s’assurer qu’on offre à chacune ce qu’elle cherche, et qu’éviter le gatekeeping nécessite en effet d’être à l’écoute du public.
Mais cela n’empêche pas de garder un regard critique sur l’intérêt des propositions ludiques des titres – chacune connaît le Monopoly, et je tremble à l’idée qu’on me le demande un jour. Est-il vraiment nécessaire d’infliger cet ennui aux nouvelles générations ? De même, hormis Risk, Carcassonne, et plus récemment le Scrabble (des classiques), les autres propositions d’achat n’ont pas eu un succès notable. Je me permets d’en tirer l’idée qu’au-delà de sa notoriété, la qualité d’un jeu fait aussi son succès, et que cette dernière n’est pas entièrement subjective.

Bon, OK, Risk est un mauvais jeu quand même.
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Le travail de Justine Chammartin est disponible sur SONAR. N’hésitez pas à le lire, il est très intéressant.
Féminin neutre pour les bibliothécaires et les joueuses, comme d’habitude, mais signalez-moi s’il y a des oublis.
Dans les bonnes nouvelles, j’ai obtenu mon master à l’Université de Sheffield cet été. Je reviendrai sur le sujet dans un prochain billet pour évoquer ce que j’ai fait de bien et de moins bien*. J’inclurai peut-être même une photo de moi portant une cape et un chapeau ridicule.
* C’est évidemment un euphémisme : mon travail de master est nul à chier et j’en suis le premier déçu car mes participantes m’avaient accordé des entretiens très intéressants. Mais j’ai fait ce que j’ai pu dans les circonstances, et le meilleur travail reste un travail fini. Comme ce billet de blog, dont vous pouvez donc fermer l’onglet. Hop, hop.