Il est régulier de voir sur Twitter des gens par ailleurs très bien, souvent culturistes cultivés, s’insurger contre une activité tout à fait normale des bibliothécaires: vouer des livres à la destruction. Moi-même, j’ai pratiqué ce qu’on appelle dans notre métier « désherbage » (weeding dans la langue d’E.L. James), et j’avoue en avoir tiré beaucoup de plaisir, et la satisfaction de contribuer au bien-être de nos lectrices.
Pourquoi on désherbe ?
Le désherbage, c’est le retrait réfléchi et raisonnable d’exemplaires ou de titres de la collection d’une bibliothèque. Il peut avoir de multiples raisons, mais se rapporte souvent à un contenu obsolète ou inapproprié, ou encore à l’état physique d’un document – en un mot, sa fatigue. Désherber, en bibliothèques comme en jardinage, c’est éliminer ce qui n’y a pas sa place pour que le reste puisse s’épanouir pleinement ; par l’acquisition d’autres documents, ou pour développer des activités plus attirantes – car une bibliothèque, malgré son nom, n’est pas qu’un stock de livres.
La plupart des gens peuvent comprendre qu’une institution culturelle ne jouit jamais d’un espace infini. Une bibliothèque qui ne désherbe pas est une bibliothèque en mauvaise santé : elle ne peut plus s’actualiser ou s’adapter aux besoins des lectrices, ni même simplement remplacer des exemplaires populaires mais fatigués par des rééditions prêtes à affronter les sévices de nouvelles venues. On estime parfois qu’une trentaine d’utilisatrices suffit à faire succomber un ouvrage en lecture publique.
Il faut qu’il rende ce vieux bouquin
On applique des critères aux ouvrages pour déterminer leur sort – la méthode IOUPI, par exemple (MUSTIE en anglais).
- L’ouvrage est-il Incorrect (informations fausses) ?
- Son contenu est-il Ordinaire (au sens de dénué d’intérêt particulier) ?
- Est-il Usé ou abimé ?
- Son intérêt est-il Périmé (au sens d’obsolète) ?
- Est-il Inadéquat pour la collection, ou correspond-il au développement souhaité ?
Plus simplement, c’est souvent en s’appuyant sur des statistiques d’usage qu’on détermine quels titres devront être retirés. Un titre emprunté, même rarement, pourra conserver sa place (ou la laisser à une nouvelle édition), et c’est au contraire ceux qui ne savent pas attirer les regards qui devront laisser leur place aux jeunes. Qui regrettera vraiment l’élimination de ce manuel de programmation dans un langage passé de mode, ce CD-ROM Encarta à l’heure de Wikipedia et de la disparition des lecteurs compatibles, ou encore cette pépite sexiste sur le rôle d’une femme au foyer idéale ?
Ainsi, le désherbage a tendance à améliorer l’usage d’une bibliothèque, l’intérêt des titres, et la satisfaction de ses usagères, plutôt que les priver de ressources importantes. Les produits restent frais, l’espace agréable, et si parfois une lectrice désire un objet rare qu’elle ne pourrait plus trouver, les bibliothèques s’échangent avec plaisir des titres par le service du prêt entre bibliothèques – être la dernière à posséder un titre justifie de le conserver, mais ce n’est pas nécessaire si d’autres dans la région voire le pays le possèdent également.
Mais pourquoi on *jette* au lieu de donner ?
Mais parce que personne n’en veut ! Ou du moins parce que c’est beaucoup plus difficile que ce qu’on pense de trouver des personnes intéressées. Des issues alternatives sont généralement recherchées. On met souvent les livres en libre-service pendant quelques jours ou semaines, avant de jeter les titres restants. On contacte des bibliothèques moins bien loties, associations, bouquinistes… Mais ces clientes potentielles ne sont pas intéressées par tout ce qu’on va leur donner juste parce que c’est « gratuit ».
D’autant plus que ça ne l’est généralement pas. Le temps, le transport, la logistique et le stockage ont un coût. Individus, bouquinistes et associations en sont bien conscientes. Celles qui s’étouffent devant ces éliminations ne comptent en réalité pas se servir dans la benne, mais espèrent toujours qu’une autre saura redonner vie à des perles négligées. C’est d’ailleurs aussi la raison pour laquelle les bibliothèques n’acceptent pas tous les dons, ou préviennent les donatrices du fait que leurs ouvrages pourraient finir pilonnés – quand on donne un livre, c’est qu’on n’en veut plus !
Mais détruire un livre, ça rappelle…
… « les heures les plus sombres de notre histoire » ? Evitons de réveiller Mike Godwin. Je ne crois pas que les fascistes et inquisiteurs de tout poil aient détruit des livres parce qu’ils étaient obsolètes ou en mauvais état. Ils les détruisent pour réprimer les critiques et autres oeuvres de l’esprit contraires à leur idéologie. Ce n’est pas ce que font les bibliothécaires, qui tentent d’accueillir dans leur antre les oeuvres les plus pertinentes et à jour pour favoriser les entrées de lectrices et sorties de documents.
… « Fahrenheit 451 » ? Eh bien justement, si vous avez lu ce roman jusqu’au bout, vous vous rappellerez le fait que le contenu des livres importe plus que l’objet. Les fétichistes du livre, souvent hostiles également au livre numérique, sont amoureuses de l’odeur ou de la texture du livre imprimé, et oublient dans les deux cas que ce n’est qu’un corps et pas l’âme de l’oeuvre. Même si comme chacune je sais apprécier le cuir d’une reliure, la fermeté d’un carton, la soie d’un signet ou le galbe d’un papier de qualité, ce n’est pas ce qui importe vraiment, même si tout cela participe au plaisir de la lecture.
En chacune d’entre nous sommeille une amoureuse des livres. Oui, désherber est parfois douloureux, même si pas toujours désagréable. Mais nous contrôlons nos passions pour maximiser la satisfaction du public, car les lectrices apprécient une collection savamment désherbée !
« Books were only one type of receptacle where we stored a lot of things we were afraid we might forget. There is nothing magical in them, at all. The magic is only in what books say, how they stitched the patches of the universe together into one garment for us. » (Ray Bradbury, Fahrenheit 451)
Notes
Comme souvent, j’ai tâché d’utiliser le féminin neutre dans cet article, car je suis une bibliothécaire comme les autres.
L’illustration de couverture vient de Pixabay et est l’oeuvre de Bluebudgie (licence Pixabay).
Des bibliothécaires norvégiennes (les Buskerud Bandits) ont construit leur réputation autour du désherbage et en ont fait un outil de communication amusant qui a été traité dans divers médias.
Je vous remets le lien vers Awful Library Books, qui mérite le coup d’oeil: http://awfullibrarybooks.net/
Pour conclure, un très chouette billet en anglais sur le désherbage (entre autres) dans un lycée américain:
A lire aussi, Le triste destin des livres dont personne ne veut.
1 thought on “Effeuillage ? Non, désherbage”