Que vaut un e-book ? Quel est le prix raisonnable qu’une bibliothèque universitaire devrait payer pour offrir à ses lecteurs un ouvrage quelconque sous forme numérique ? La réponse à cette question est évidemment complexe pour de multiples raisons, et (spoiler) elle ne vous sera pas donnée dans cet article. Le point de vue est, comme souvent, celui d’une bibliothèque académique, mais il y aurait aussi beaucoup à dire des tarifs du livre numérique en lecture publique ou pour les acheteurs individuels.
Les prix ne dépendent pas forcément des coûts
D’abord une notion de base : le mot coût désigne ce que… coûte la production d’un bien. Son prix est le montant payé lors de son achat/vente. Comme le veut la citation (apocryphe ?) de Publilius Syrus, « Les choses n’ont vraiment de prix [que celui] que veut bien y mettre l’acheteur ». Le prix de vente (ou d’offre) d’un bien est évidemment affecté par son coût de production, mais pour les biens numériques, la relation est plus difficile à évaluer.
Le coût de production d’un livre peut être divisé entre les coûts fixes et les coûts variables. Les premiers représentent tous ceux liés à la conception du livre (écriture, correction, mise en page, marketing, etc., y compris les salaires et locaux de l’éditeur) qui sont nécessaires et invariables quel que soit le nombre d’exemplaires publiés. Les seconds correspondent à ce qui varie en fonction du volume produit (impression, diffusion, droits d’auteur, etc.)
Le coût marginal d’un exemplaire supplémentaire représente ce qu’il coûte individuellement à produire une fois que tout le reste a été payé, et c’est un élément particulièrement intéressant.
Le numérique change la donne
Dans le cas du numérique, les coûts fixes sont largement supérieurs aux coûts variables, et le coût marginal avoisine zéro dès le deuxième exemplaire. La copie d’un fichier existant ne coûte rien ou presque, alors qu’un exemplaire imprimé demande du travail et du capital supplémentaires. On peut trouver des estimations des coûts de publication d’un article scientifique qui nourissent les débats sur les frais de publication d’article (article processing charges ou APC) facturés par les éditeurs pour la publication open access, mais la comparaison reste difficile.
La diffusion numérique pourrait donc ne rien coûter, ou du moins pas grand-chose. C’est bien le processus de préparation initial et le fonctionnement général de l’éditeur qu’on paie. Il est du coup difficile d’évaluer quel est le juste prix d’une ressource électronique: celui-ci dépendra, au-delà du volume des ventes, de positions idéologiques qui relèvent de la morale plus que de l’économie : à quoi sont affectées les sommes payées, l'(auto-)exploitation du personnel académique, ou encore la marge bénéficiaire acceptable sur des produits payés sur fonds publics.
BPC: le coût réel d’un livre numérique?
Il est très difficile d’évaluer le juste prix d’un document numérique (sauf à estimer qu’il est de 0 dès le second exemplaire, ce qui est techniquement défendable mais complètement absurde), mais on peut au moins jeter un oeil aux tarifs appliqués par les éditeurs pour publier un titre en open access gold (les fameux « book processing charges » ou BPC).
La bibliothèque de l’université de Durham a aimablement collecté quelques tarifs. En consultant cette liste, on peut constater que les montants vont de 4500 à 18’500 Euros hors-taxes, en fonction du volume de texte, de l’éditeur, et des services proposés. On pourrait penser que ces BPC incluent forcément l’intégralité des coûts de production et diffusion, ainsi que la marge que l’éditeur décide de prendre.
Si c’était le cas, on pourrait simplement diviser ce montant par le nombre de bibliothèques intéressées, et obtenir le prix que chacune devrait dans l’idéal mettre pour l’acquérir dans un modèle traditionnel (non-OA). Mais en fait, c’est évidemment plus compliqué que ça. L’éditeur est aussi libre d’imprimer et vendre (généralement à profit, ou pour une simple question d’image) des exemplaires papier, et une partie des coûts et des revenus échappent donc à ce montant. Ça ne répond donc pas vraiment à notre question.
Prix constatés en magasin
En faisant un tour sur une plateforme de commande (ici Rialto), on peut comparer les prix de différentes versions d’un même ouvrage, y compris imprimées.
Sans même prendre en compte les tarifs appliqués aux licences sur Ebook Central, la version illimitée du premier coûte plus du double du prix hardcover (couverture rigide), et celle du handbook coûte plus de cinq fois l’édition paperback (couverture souple), 10% de plus que l’édition hardcover.
Cela signifie que le prix des versions imprimées est nettement plus bas dans les deux cas, alors que leur coût est très probablement supérieur (impression et distribution). On paie en réalité le remplacement (suspecté par l’éditeur) de multiples exemplaires papier par un seul exemplaire numérique. Je n’ai même pas cherché de cas extrême, mais on trouve bien pire.
Les prix présentés ici laissent perplexe quand on voit les tarifs BPC de la partie précédente. Si moins de 20’000 Euros suffisent à payer la publication d’un livre en open access, comment justifier la facturation de centaines de dollars à chaque bibliothèque qui voudrait acheter un titre non-OA ?
La comparaison est bien sûr fausse : un livre édité commercialement génère des coûts de marketing, facturation, et bien d’autres incomparables avec ceux de l’open access… Mais justement, on peut se demander ce qui justifie la poursuite du modèle commercial traditionnel dans l’édition académique.
Ces prix sont-ils justes et basés dans la réalité ? J’ai des raisons d’en douter. Le prix des ressources numériques paraît même arbitraire quand on constate que le prix d’une licence non-linéaire est parfois aligné à celui d’une licence utilisateur unique (bien) et d’autres fois à celui d’une licence illimitée (quel intérêt?). Et encore, c’est pire pour les périodiques et les bases de données.
Ce que je sais en revanche, c’est que si le prix de ces livres est difficile à faire réviser individuellement, le prix des bases de données, des collections et des abonnements est lui totalement virtuel et négociable.
Les tarifs doivent être négociés
Travailler avec des ressources numériques en bibliothèque académique nécessite donc d’apprendre à négocier, même si on n’aime pas ça. À titre personnel, je me suis pris au jeu, qui prend parfois des allures surréalistes. Un fournisseur de bases de données peut tout à fait diviser son prix catalogue par dix et y trouver son compte : comme le coût marginal d’accès par un nouveau client est quasiment nul, un peu d’argent reste forcément mieux que pas d’argent. Il doit simplement veiller à ce que les éventuelles ristournes restent secrètes pour ne pas dévaluer sa collection, d’où le secret exigé dans chaque négociation.
J’ai récemment pu obtenir un rabais de 20% sur le prix d’un programme EBA annuel, alors que l’éditeur en question nous demandait au départ une augmentation de 5%. J’aurais probablement pu obtenir mieux si je l’avais demandé – peut-être un tiers de réduction sans autres efforts que ceux que j’ai déployés. Dans un autre cas, le prix finalement payé a été de 60% plus bas que celui demandé au départ. En conséquence, comment peut-on prendre au sérieux les prix fixés par les éditeurs?
Notons tout de même que dans un troisième cas, j’ai (légitimement) demandé un rabais de 50%, que je n’ai pas obtenu, ni même de contre-offre de l’éditeur, alors que nous aurions peut-être accepté un rabais d’un tiers. Nous avons donc mis fin au contrat, et je pense sincèrement qu’il a fait le mauvais choix, même si je le comprends.
Oui mais comment ?
Pour négocier, il faut savoir ce qui est possible, savoir pourquoi on négocie, mais surtout être prêt à renoncer à ce que l’on voudrait acquérir. Si ce n’est pas le cas, la position de négociation est intenable ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les négociations avec de gros éditeurs scientifiques accouchent généralement de souris. Personne ou presque n’est vraiment prêt à renoncer à ses accès aux périodiques d’Elsevier, Wiley, ou Taylor & Francis.
Il faut aussi respecter l’autre partie, comprendre ses contraintes, et baser ses propositions dans la réalité pour trouver un équilibre acceptable. Dans le cadre de ces programme EBA, les éléments que j’ai mis en avant pour obtenir des rabais étaient :
- Les dépenses passées. Le montant dépensé auprès de cet éditeur au cours des années qui avaient précédé le programme EBA est forcément le seuil minimum de prix imaginable par l’éditeur, qui ne veut pas voir baisser ses revenus.
- La nécessité ou son absence. La différence de nécessité est flagrante entre une année 2020 totalement en ligne (merci COVID-19) et une année 2021 relativement normale (merci les vaccins). Il aurait été quasiment impossible d’avoir une position de négociation forte dans le premier cas, mais c’était nettement plus simple dans le second.
- Les statistiques d’usage. Un programme EBA précédent donne une idée des statistiques imaginables pour l’année suivante. Il ne faut pas oublier de déduire des statistiques potentielles les ouvrages acquis après le premier programme: ils font partie de la collection et ne participent plus à la valeur de ce qui est commandé.
- La comparaison avec la « concurrence ». Il n’y a pas réellement de concurrence dans le milieu de l’édition académique (chaque ouvrage est unique et ne peut être remplacé par un autre), mais un éditeur peut difficilement justifier des prix trois fois supérieurs à ceux d’un autre pour une collection similaire. La comparaison permet de le mettre face au problème.
- La situation budgétaire de mon institution. C’est évidemment plus facile à mettre en avant quand on n’a pas 50’000 étudiants, mais même dans ce cas, informer d’une baisse de budget (sans l’inventer) donne du poids au point suivant.
- L’indication d’un potentiel réel de non-renouvellement. Comme indiqué précédemment, ça ne doit pas être une menace, mais une information basée dans la réalité. Dans mon cas, nous étions prêts à ne pas renouveler ces contrats si leurs prix n’étaient pas revus à la baisse.
Le mot de la fin
Je ne sais pas si ce billet a pu vous être utile, mais j’espère au moins que cette question vous aura autant intéressé que moi. Elle s’inscrit bien sûr dans des questions plus larges (le droit d’auteur, la valeur de la production intellectuelle, celle des ressources dans l’espace numérique, ou encore le système économique de la publication académique), mais tout cela a des effets pratiques sur l’activité d’une bibliothèque et les compétences nécessaires aux bibliothécaires.
Vous ignorez ce que sont des EBA? Ça tombe bien, j’ai un autre billet qui en parle.
Dans le monde anglophone et en particulier au Royaume-Uni, la campagne Twitter #EbookSOS recense des prix aberrants.
Je ne mentionne pas le modèle de production de plus en plus fréquent de « print-on-demand » des éditeurs, qui permet de mieux estimer le coût de production d’un exemplaire papier, sans risque de sur- ou sous-production lors de la sortie d’un livre, mais ça pourrait bien sûr être un autre sujet de discussion concernant les coûts réels de la production de livres académiques.
Illustration: The Price is Right Live! par le Branson Convention and Visitors Bureau, CC BY-ND.
1 thought on “Le juste e-prix : combien devrait-on payer un livre numérique en bibliothèque académique ?”