Comme j’ai été invité à parler avec des étudiants de mon expérience et de ma vision du métier de bibliothécaire numérique, je me suis dit que je pourrais en parler ici, pour partager cette question un peu plus largement, mais surtout pour organiser mes idées. Comme d’habitude, mon cas concerne les bibliothèques académiques, et moins la lecture publique, mais j’ai tenté d’élargir le propos.
En bibliothèque académique, de multiples possibilités
Les mots « bibliothécaire numérique » sont vagues et recouvrent de multiples activités. Dans mon cas, ce titre n’a pas été choisi par accident. J’ai la chance de travailler dans une bibliothèque de taille intermédiaire, où je remplis des fonctions diverses. Celles qui concernent le numérique au sens large sont en bref:
- Acquisition de livres numériques et gestion de cette collection
- Service de soutien et formation à la gestion des données de la recherche
- Gestion du blog et des médias sociaux de la bibliothèque
- Soutien technique à l’enregistrement de podcasts
- Co-organisation d’ateliers « compétences numériques »
Acquisitions, gestion, communication, formation, support, et organisation d’événements – des tâches très variées qui expliquent ce titre fourre-tout. Dans de plus grandes bibliothèques, chacune de ces tâches pourrait, à un niveau plus poussé, justifier un poste à part entière, qui mériterait dans certains cas une dénomination plus spécifique (data librarian par exemple).
De multiples tâches supplémentaires pourraient apparaître sous ce titre de bibliothécaire numérique, mais d’autres que moi les remplissent dans mon institution ou ailleurs. Je pense notamment à des projets tels que :
- abonnements et gestion d’accès à des périodiques et bases de données
- la numérisation de documents (livres, films, photos) et création d’une bibliothèque numérique « interne » ou d’une photothèque, voire d’expositions virtuelles
- collaboration à des projets de recherche en digital humanities
- gestion du dépôt des publications de l’Institut (repository, archive ouverte)
- gestion d’un dépôt de données de la recherche (un très gros travail qui demande des compétences informatiques bien au-delà des miennes)
- publication open access en tant qu’éditeur pour l’institution
Hors de la tour d’ivoire… aussi
Si l’on sort des bibliothèques académiques (et donc du contexte que je connais le mieux), on découvre d’autres facettes du métier. En lecture publique ou en bibliothèque scolaire, la gestion des collections numériques ressemble grossièrement à ce qui se fait en bibliothèque académique, malgré de grosses différences en termes de plateformes et de licences.
Mais l’aide technique aux usagères (tablettes, liseuses, logiciels bureautique ou usage d’Internet) fait partie du job au quotidien, alors que dans une université, le service informatique gèrera ce genre de cas. Alors que tous les services de l’administration publique se numérisent, les laissés-pour-compte viendront forcément demander de l’aide là où on sera prêt à la leur donner.
Pour les services, bibliothécaire numérique est rarement un poste spécialisé à part entière, mais la médiation numérique diffère des tâches traditionnelles, au point que certaines (souvent les plus jeunes, évidemment) deviennent les personnes de référence dans leurs institutions pour tous ces sujets.
Beaucoup de formation-émancipation d’usagers, de mise en valeur, de projets innovants, etc. dont je ne suis pas spécialiste. Allez donc voir chez Silvère Mercier et Lionel Dujol (Médiation numérique des savoirs, en accès libre), ou encore chez Jean-Philippe Accart (La médiation à l’heure du numérique) pour en savoir plus.
Comment va évoluer le métier de bibliothécaire numérique ?
Sans prendre trop de risques, je pense que la partie gestion des ressources électroniques ne va pas beaucoup changer : les éditeurs maintiennent leur contrôle sur les prix et les licences, et il ne reste aux bibliothécaires qu’à commander et répertorier. Les outils changent, il faut connaître mieux les licences et conditions d’accès, mais le principe n’est pas sorcier.
De gros changements au système du droit d’auteur ou l’adoption massive de l’open-access diamond (sans frais de publication d’article ou APC) géré par les universités ou autres organisations pourraient faire évoluer les choses en termes d’accès aux ressources, mais vous me permettrez de ne pas retenir mon souffle. L’évolution va probablement plutôt arriver du côté des services et de la formation. N’étant pas devin, je ne m’avancerai pas plus précisément.
Une grande question est donc de savoir quel genre de bibliothécaire numérique vous voudriez être à l’avenir, et de quoi vos usagères auront besoin. Evidemment, toute institution a des besoins spécifiques à remplir, mais la mise en place de nouveaux services numériques reste possible, pour autant que l’encadrement reste à l’écoute.
C’est quoi, une bonne bibliothécaire numérique ?
Selon moi, une bibliothécaire numérique doit aller au-delà de la technique. Elle doit en plus comprendre les enjeux du numérique et son impact sur les bibliothèques, les institutions, les usagers et non-usagers, bref, sur la société. J’ose croire qu’une bonne compréhension des systèmes dans lesquels nous agissons devrait ensuite susciter un désir de militer pour améliorer les choses dans de multiples domaines, dont voici quelques exemples.
Agir pour les droits et libertés des usagers, tout d’abord. L’éthique des bibliothécaires devrait les pousser à soutenir les droits et libertés de ceux-ci, particulièrement de pensée, d’information et d’expression. Je pense à l’action du projet Library Freedom d’Alison Macrina (entre autres), né du développement inquiétant de l’Etat de surveillance. Le code d’éthique des bibliothécaires suisses (en cours de révision) n’oublie pas ce point.
Agir pour la révision du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle. Dans une culture du remix et du sample, pratiques qui ne sont pas nouvelles même si elles deviennent plus faciles (coucou Warhol et autres), le régime international du droit d’auteur n’est plus adapté à notre société. Des délais absurdes, un fair use déficient, bref, avec le temps, celui-ci est de plus en plus utilisé pour réduire au silence au lieu de protéger les créateurs.
Agir pour l’ouverture de la recherche, en revenant à la racine. Il faut déconstruire le système dystopique d’évaluations et de rankings qui force les chercheuses à abandonner leurs droits pour faire progresser leur carrière (publish or perish), aux dépens des institutions à qui les éditeurs extorquent des sommes aussi démesurées qu’arbitraires.
Pour le public (et des chercheuses moins bien loties), ce n’est pas mieux : ils ne peuvent accéder à l’information scientifique qui leur serait utile. Casser l’oligopole actuel des éditeurs est un moyen, mais cela ne se fera pas en adoptant un autre système (OA Gold) qui ne résout rien.
Agir contre les fake news et les pseudosciences, notamment en portant un regard critique sur nos collections. Une source fiable n’est pas une source fiable par essence. De grands médias établis continuent de donner la parole à des charlatans et autres mythomanes qui présentent bien ou ont les bons amis : un urologue sur l’intelligence artificielle, un diplômé en lettres sur les neurosciences, un diplômé de « Psycho-Physics Academy » sur les épidémies ou le football. L’étiquette « vu à la télé » n’est pas suffisante, pas plus que le titre d’expert proclamé en quatrième de couverture. Le numérique permet d’éduquer nos usagers et nous-même à la confrontation des sources, à retracer le parcours des auteurs, et à identifier le consensus historique et scientifique pour rejeter la pensée magique et les théories de la conspiration.
Aucun de ces problèmes ne peut être résolu uniquement par les bibliothécaires. Apprendre à collaborer, à militer, bref, lutter contre notre nature souvent introvertie, sera nécessaire. C’est à ce prix que nous pourrons aider nos usagères, chercheuses, concitoyennes et institutions à avancer. Et ça, c’est, je l’espère, ce qu’une bibliothécaire numérique mettra au coeur de sa mission.
PS: En ce qui concerne la seconde partie de ce billet, agir au sein d’une association me paraît plus efficace que se lancer seul contre des moulins à vent. Bibliosuisse travaille sur ces questions en Suisse. L’IFLA fait de même à l’international. Engagez-vous !
J’ai un autre billet (coupé de celui-ci) qui évoque mon parcours personnel pour montrer à quel point la chance et les intérêts extraprofessionnels offrent des opportunités pour ce genre de poste. J’hésite toutefois à le publier : trop long, trop nombriliste. Comme en plus la publication de ces billets est en retard, meh.
Illustration du domaine public: Jean Miélot à sa table de copiste, par Jean Le Tavernier (15e siècle) (ignorez le copyfraud du Rassemblement des Musées Nationaux, une numérisation à l’identique n’est pas créative et n’ouvre donc pas un nouveau droit d’auteur, bisous)
Super billet! Le numérique étant devenu tellement indissociable du métier, n’est-on pas tous des bibliothécaires numériques…? C’est en tout cas mon ressenti au quotidien que ce soit en lecture publique ou en bibliothèque académique. Induit dans « agir contre les fake news » et « agir pour les droits et libertés des usagers », j’ajouterais « réduire la facture numérique » (bien que plus présente dans le contexte de lecture publique), mission quotidienne face à certains publics que nous devons soutenir.
Oui, en effet, j’aurais pu/dû mentionner la fracture numérique. Merci !
Bonjour, je pense que la gestion de l’open éducation va prendre de plus en plus de place, dans un contexte post-covid : mise à disposition en ligne ou accès restreint de ressources pédagogiques, cours, vidéos,… on y retrouvera toutes les questions relatives au droit d’auteur plus celles relatives au droit à l’image. Bref, un très grand champ à explorer.