Vous avez peut-être vu passer des annonces d’accords dits « transformatifs » ou encore « open access » entre les grands éditeurs scientifiques et des universités ou consortia, en Suisse et dans le monde. Si ça se trouve, vous trouvez ça chouette sans savoir pourquoi. Ou au contraire, vous vous méfiez d’un éventuel pacte avec le diable. Je me suis donc dit qu’un petit billet pour expliquer en quoi ils diffèrent (ou devraient différer) des abonnements traditionnels pourrait être utile.
La situation de départ
Les institutions académiques et les hautes écoles (disons universités pour faire plus court) s’abonnent depuis des décennies à des journaux scientifiques divers et variés. Un phénomène de concentration dans l’édition fait que quelques éditeurs (Elsevier, Taylor & Francis, Springer Nature, Wiley, etc.) contrôlent la majorité du marché de l’édition scientifique.
Chaque titre est un bien non-substituable : on ne peut pas simplement trouver un article équivalent dans un journal concurrent, contrairement à la presse d’actualité par exemple. Cet oligopole a donc causé une hausse de prix et de profits démesurée, aux dépens des finances universitaires et publiques, qui s’assimile pour les éditeurs à une rente sans lien avec les services fournis.
Ceci a causé un second problème : plus les titres incontournables deviennent chers, et plus les bibliothèques doivent renoncer à des titres « moins importants » en termes d’impact, mais pas inutiles pour autant. Pour contrer cette réduction de l’accès à la connaissance, les éditeurs et les grandes universités (lire: plus grosses que l’IHEID où je travaille) ont mis en place des « big deals » : si l’institution s’abonne à toutes les revues de l’éditeur (ou plutôt généralement de grands paquets thématiques), elle paie moins qu’en s’abonnant à chacune individuellement.
En revanche, les bibliothèques et universités se sont retrouvées encore plus dépendantes et vulnérables face aux hausses de prix des éditeurs, leur permettant des marges délirantes. Evidemment, en réalité elles ont payé de plus en plus cher et reçu en cadeau des revues qui ne les intéressaient pas vraiment, mais au moins, l’accès est élargi.
Avec le développement de la diffusion numérique, les chercheuses et leurs institutions ont commencé à s’intéresser au développement de l’open access (OA), soit la publication de résultats de recherche sans paywalls, mais pas sans peer review. Plusieurs modèles existent, mais celui qui va nous intéresser ici, qui préserve la position des grands éditeurs, consiste à ce que l’autrice paie des article processing charges (APC ou frais de publication d’articles) à l’éditeur pour que l’accès à sa publication soit gratuite pour les lectrices.
Si des revues open access ont été créées pour l’occasion (parfois des copies-miroir de revues célèbres), les éditeurs ont aussi rendu certaines de leurs revues « hybrides » : on paie (de plus en plus cher) pour s’abonner, mais elles accueillent également des articles payés par les institutions productrices (quelques milliers de dollars par article pour les plus populaires, au cas où vous vous poseriez la question). C’est ce qu’on appelle double-dipping, soit le fait de se faire payer deux fois pour le même service. Des tentatives ont été faites pour déduire ces frais des abonnements (offsetting), et ce principe a mené aux accords tels qu’ils sont mis en place actuellement.
Les accords en bref
Les accord transformatifs ont pour principal objectif de supprimer ce double-dipping, avec pour objectif à plus long terme le passage à l’open access complet, par transformation du modèle économique des revues. Ils sont de deux types principaux: « read and publish » ou « publish and read » , qui se ressemblent en pratique, mais qui restent philosophiquement différents. Dans les deux cas, le but est globalement de stabiliser les prix, sans forcément espérer de baisse et donc en préservant la rente des éditeurs.
« Read and publish » est un type d’accord qui reste basé sur un big deal, mais qui prévoit que les APC d’un certain nombre de publications d’articles open access par les chercheurs de ces institutions seront incluses dans le prix d’abonnement. Ainsi, les universités concernées ne paient pas deux fois, à moins que le nombre de publications de leurs chercheuses augmente de manière inattendue (auquel cas, elles paieraient le supplément en fonction des tarifs standards). Dans ce modèle, une institution qui forme un grand nombre d’étudiantes paiera plus cher, car le nombre de lectrices affecte davantage le prix que le nombre d’articles de recherche à publier en OA. Il est favorisé par les éditeurs établis, qui ont déjà un grand catalogue et des abonnés captifs.
« Publish and read » prévoit que les institutions s’engagent à payer les APC de tous les articles publiés par leurs chercheuses, et qu’en contrepartie l’accès à l’ensemble des journaux soit ouvert à l’institution. Ce n’est plus vraiment un abonnement, puisque le prix dépend des publications et pas de ce qui est accessible. Ici, une institution principalement axée sur la recherche paiera comparativement plus cher qu’une institution d’enseignement, car son ratio lecteurs/auteurs sera plus faible. Ce modèle est intéressant pour les nouveaux éditeurs, qui n’ont pas un ancien catalogue à faire fructifier.
Evidemment, je vous rassure: en pratique les tarifs de chaque modèle sont calculés de manière à ce que l’éditeur continue de faire fortune sans trop d’efforts. Ces accords sont une manière de préserver la relation actuelle entre grands éditeurs et institutions plutôt qu’une révolution dans la publication scientifique. Ils sont d’ailleurs critiqués, notamment car l’adoption du modèle OA avec APC nuit aux chercheuses moins bien financées.
Ce qui devrait guider un accord transformatif
Selon la Ligue des Bibliothèques Européennes de Recherche (LIBER), 5 principes doivent être respectés dans tout accord de ce type.
- Pas de double-dipping: l’accès et la publication doivent être tous deux inclus dans le même accord. Une hausse des APC doit signifier une baisse des abonnements.
- Sans open access, refus de toute hausse de prix. Les bibliothèques doivent refuser les hausses qu’elles ont subies jusqu’ici quasiment sans broncher.
- Transparence des accords, sans NDA. Comme les financements sont publics, le contenu des accords doit l’être aussi.
- Durabilité de l’accès: les bibliothèques ne doivent pas avoir à renoncer à leur accès perpétuel dans ces accords (les archives de leurs abonnements passés), ce qui avait apparemment été fait dans certains cas. (?)
- Les rapports d’utilisation doivent inclure l’open access. Les institutions doivent savoir quel est le succès rencontré par les publications financées par des APC. Je dois vous avouer ne pas saisir l’importance de ce point, mais il n’est sans doute pas là par hasard.
L’initiative ESAC relève quelques points supplémentaires et recense les principes de négociation d’autres institutions.
- Le but est bien le changement de modèle économique des journaux. Ces accords ne peuvent être que temporaires, pendant que les éditeurs passent d’un modèle d’abonnement à un modèle open access avec ou sans APC. C’est d’ailleurs souligné par le Plan S. Un accord transformatif n’a pas de sens s’il s’agit uniquement de changer l’étiquette sur le virement croissant d’argent public aux éditeurs.
- Les autrices doivent garder leurs droits d’auteur. La licence de publication doit être CC BY. (Un commentaire personnel ici : avec le CC BY, les autrices perdent le contrôle de la reprise de leurs articles – cette recommandation provoque parfois des levées de boucliers car elle paraît contradictoire avec la possibilité réelle pour l’autrice de garder le contrôle sur son oeuvre – on pourrait par exemple imaginer que des articles sérieux soient republiés dans des recueils de pseudoscience pour les légitimer, sans possibilité pour l’auteur de s’y opposer.)
J’en ajoute encore un qui n’apparaît pas explicitement plus haut :
- L’accès, qu’il soit « open » ou non, doit permettre non seulement la lecture (gratuite ou pas) des articles, mais aussi le text and data mining (TDM). Un bon accord devrait mentionner la possibilité pour les chercheuses d’accéder aux contenus et autres métadonnées de manière automatisée afin de faire entre autres des méta-analyses, analyse de texte en masse, ou tout autre type de recherche avec des outils numériques modernes.
Et en réalité ?
Sans surprise, les critères de la liste ci-dessus ne sont pas toujours respectés, voire pas du tout. On peut même estimer que le double dipping, sans doute le point le plus important, ne disparaît pas totalement de la plupart des accords signés ces dernières années ! Ne parlons donc pas de la probabilité réelle de la transition totale des éditeurs, qui reste très hypothétique.
Le prochain billet (qui paraîtra quelques minutes après celui-ci) évoquera pour l’exemple les accords passés cette année en Suisse avec Elsevier et Springer Nature et les confrontera à ces exigences théoriques. Je vous préviens d’avance, il y aura du sarcasme, des .gif, et un texte beaucoup trop long.
Un dernier mot encore pour rappeler que je ne parle pas de ces accords parce que je les soutiendrais, ni forcément parce que j’y serais fermement opposé. Il faut simplement rappeler que les grands éditeurs ne sont pas la seule voie de transition vers l’open access, et que les APC ne sont pas la seule manière de financer l’open science.
D’autres voies existent, et des plateformes communautaires dédiées, gérées par le monde académique lui-même, me paraîtraient nettement plus saines que la poursuite sur la voie de la rente accordée aux éditeurs. Pour fonctionner, cela nécessiterait toutefois une transformation en profondeur du système d’évaluation des chercheuses et des institutions, et ce n’est pas le sujet de ces billets (mais j’en ai évidemment plein d’autres en attente).
Notes et recommandations de lecture:
J’ai lu après avoir quasiment terminé ces billets le rapport « Read & Publish contracts in the context of a dynamic scholarly publishing system » publié cet été par l’European University Association. Il est absolument formidable sur tous les points et hautement recommandé. Analyse de la situation, scénarios pour l’avenir de l’open access, il est d’une clarté et d’une qualité exceptionnelle sur les changements en cours dans le domaine.
Suivez Richard Poynder, journaliste indépendant spécialisé dans les questions d’open access, sur son blog et son fil Twitter.
Suivez aussi The Scholarly Kitchen pour l’actualité de la publication scientifique, avec des points de vue variés de bibliothécaires ou d’éditeurs. Lire en particulier leur article sur les Transformative Agreements, par Lisa Janicke Hinchliffe. Oui, ils sont évidemment aussi sur Twitter.
L’illustration du billet est une capture d’écran de l’accord signé entre SwissUniversities et Springer Nature en 2020, en hommage à la belle transparence du projet.
Cet article manque de jifs.
Il faut lire le second.